Dans le quartier animé de Mar Mikhaël, le bar Le Biryt vibrait sous des lumières tamisées, réchauffé par des mélodies qui faisaient écho à toute une génération. Des voix de chanteurs libanais, intemporelles et passionnées, remplissaient l’espace de leurs récits d'amour et de perte, chaque chanson plus mélancolique que la précédente. Les paroles flottaient dans l'air, touchant les cœurs de ceux qui cherchaient un exutoire en cette nuit estivale.
Nour poussa seule la porte du Biryt, les yeux fatigués et les épaules lourdes. L'intérieur chaleureux et bohème l'enveloppa aussitôt, avec ses tabourets recouverts de coussins aux motifs colorés qui entouraient des tables hautes en bois brut. Un grand miroir derrière le comptoir reflétait les bouteilles soigneusement alignées, éclairées par une lueur dorée, tandis que des barmans en vestes rouges s'affairaient dans un ballet discret et rythmé. Ce soir, elle avait besoin de s'évader, de se laisser porter par cette ambiance si particulière de Mar Mikhaël, où l’âme de Beyrouth se mêlait aux rires et aux murmures.
De l'autre côté du bar, un homme dans la quarantaine, assis seul faisait tourner son verre de whisky, perdu dans une vague de ressentiments et de questions sans réponse : Jad. La douleur de sa rupture, encore fraîche, s’accrochait à lui comme une ombre. La trahison de son ex-copine, qui avait couché avec un de ses amis, l’avait laissé brisé, ébranlé dans sa confiance et son espoir d’un amour sincère.
Leurs regards se croisèrent à travers la salle, d’abord par hasard, puis avec une sorte de reconnaissance muette. Nour s'avança lentement et prit place sur le tabouret juste à côté de Jad, s'installant au bar. Le barman s’approcha d’elle.
— « Et pour vous, qu’est-ce que ce sera ? »
Elle jeta un coup d'œil au verre de Jad et répondit d’un ton assuré :
— « Comme le monsieur. »
Le barman leva un sourcil, intrigué.
— « Vous êtes sûre ? C’est du whisky. »
Un sourire apparut sur les lèvres de Nour.
— « Pourquoi pas ? Parce que je suis une femme ? »
Jad l’observa en silence, un sourire amusé qu’il tenta de cacher en baissant légèrement la tête. Nour le remarqua et plongea son regard dans le sien.
— « J’en ai assez de ces clichés, » dit-elle, un éclat de défi dans les yeux.
Le barman, déconcerté, lui servit son verre de whisky sans ajouter un mot. Nour leva légèrement le verre, un sourire satisfait aux lèvres, bien qu’au fond, elle savait qu’elle n’aimait pas vraiment le whisky. Elle prit une petite gorgée, dissimulant sa grimace, puis tourna son regard vers Jad, son sourire toujours présent :
— « Alors… soirée compliquée ? »
Jad soupira, haussant les épaules.
— « On peut dire ça. »
Nour lui lança un regard curieux, une étincelle de compréhension dans les yeux.
— « Ah, j’ai compris. Ça doit être une histoire d’amour, non ? »
Jad lui lança un sourire, l’air un peu amusé.
— « Tu as tout compris. »
Nour leva alors son verre et le cogna légèrement contre celui de Jad.
— « À ceux qui nous compliquent la vie, alors… »
Elle avala une gorgée, sentant l’alcool brûler sa gorge, avant de reprendre.
— « Moi, je viens de lâcher mon travail… et j’avoue que ça fait du bien, même si c’était un peu impulsif. Je n’ai pas supporté une minute de plus avec mon boss qui me tournait autour sans arrêt. C’était étouffant. »
Jad la regarda, soudainement plus attentif.
— « Ça a l’air sérieux, ce que tu racontes. Ils n’ont rien fait pour t’aider ? »
Nour secoua la tête avec un léger sourire ironique.
— « Oh, ils savaient… mais tu sais, le patron, c’est lui qui décide, c’est lui qui est "indispensable". J’étais la seule à devoir m’adapter, jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Bref, ce soir, j’avais juste besoin de souffler… »
Ils échangèrent un regard complice, et Jad eut un petit sourire qui illuminait enfin un peu son visage.
— « Au fait, tu es du coin ? » demanda-t-il, curieux.
— « Pas vraiment, » répondit Nour. « J’étais chez une copine dans le quartier, et je suis sortie un peu plus tôt pour me promener… »
Jad hocha la tête, intéressé.
— « Et tu étais déjà venue au Biryt ? »
— « Non, c’est la première fois, » avoua Nour avec un sourire. « Mais j’ai été attirée par la déco extérieure. Ça donnait envie d’entrer. »
Elle jeta un regard vers l’entrée, comme pour revivre ce premier aperçu. À l'extérieur, des tables dressées le long de la rue invitaient les passants à s’arrêter, avec leurs sièges hauts et ronds sous l’ombre d’arbres verdoyants. Les lumières suspendues au-dessus de la terrasse projetaient des éclats doux sur la façade, conférant au lieu une ambiance invitante et légèrement nostalgique, comme si le temps ralentissait au cœur de cette rue animée de Mar Mikhaël.
Jad la regarda, un sourire dans les yeux.
— « En tout cas, j’ai bien fait de passer ce soir, » dit-il, en la fixant avec un regard complice.
Nour répondit à son sourire, et pour la première fois depuis longtemps, le rire de Jad semblait sincère, sans l’amertume qui s’accrochait à lui depuis des jours.
Le barman leur a servi à nouveau, et bientôt, les conversations se firent plus légères, se transformant en anecdotes drôles, des confessions un peu folles.
— « Parle-moi de ton rêve de gosse, Nour, » lança Jad, un sourire dans les yeux.
Elle haussa les sourcils, surprise, mais prit un moment pour répondre.
— « Tu vas rire, mais je voulais être pilote… voler au-dessus des villes, voir le monde de haut. Mais bon, on m’a toujours dit que ce n'était pas pour moi, ce genre de métier. Alors j’ai laissé tomber. »
Il secoua la tête.
— « Qui sait… ce n’est peut-être pas trop tard. »
Nour sourit, touchée par cette réponse simple mais sincère.
Les verres s’enchaînèrent et, au fil de la soirée, leurs rires devinrent plus francs, leurs gestes plus rapprochés. Finalement, une étincelle tacite passa entre eux, et Jad lui lança d’un air amusé :
— « On sort d’ici ? Je te promets une belle vue. »
Elle le suivit sans hésitation, et ils marchèrent côte à côte dans les rues assoupies de Mar Mikhaël, jusqu’au grand immeuble où vivait Jad. L’ascenseur les emmena jusqu’au dernier étage, et elle découvrit alors son appartement spacieux, moderne et lumineux, un lieu qui contrastait avec l’image désinvolte qu’il dégageait. Les larges baies vitrées offraient une vue à couper le souffle sur la mer, scintillant sous les premiers reflets de la lune, et la terrasse semblait flotter au-dessus des toits de la ville.
Ils s’y installèrent, profitant un instant de la vue, un silence complice les enveloppant.
— « Tu ne m’avais pas menti, » dit-elle en souriant. « C’est vraiment une belle vue. »
Il haussa les épaules, son regard flottant vers la mer.
— « Je viens souvent ici pour tout oublier. Mais ce soir… je ne sais pas, j’ai l’impression que la vue est différente. Peut-être parce que je la partage avec toi. »
La terrasse de l'appartement de Jad s'ouvrait sur la mer et les lumières de Beyrouth, qui scintillaient comme des étoiles dispersées dans l'obscurité. Nour et Jad se tenaient côte à côte, en silence, laissant les derniers échos de la nuit et des confidences s'éteindre doucement autour d'eux. La brise marine venait caresser leurs visages, fraîche et enveloppante, et pour la première fois depuis longtemps, ils se sentaient légers, comme débarrassés du poids de leurs récentes déceptions.
Nour se tourna vers lui, ses yeux sombres brillant sous la lumière des étoiles, et lui sourit, touchée par sa sincérité et la douceur qu'il avait dévoilée peu à peu au fil de la soirée. Jad lui rendit son sourire, mais dans le silence qui les séparait encore, il y avait cette tension douce, cette attraction qui flottait entre eux depuis qu'ils s'étaient croisés. Lentement, ils se rapprochèrent, leurs regards captifs l'un de l'autre.
Sans un mot, Jad posa délicatement sa main sur le visage de Nour, glissant ses doigts le long de sa joue, comme pour s'assurer que ce moment était bien réel. Il la regarda avec une intensité nouvelle, puis murmura doucement :
— « Tu es vraiment belle, tu sais… »
Elle ferma les yeux, se laissant porter par cette caresse, sentant la chaleur rassurante de sa paume contre sa peau. Ces mots, simples mais sincères, résonnèrent en elle, dissipant un instant ses doutes et ses peurs.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle le trouva plus proche encore, leurs visages presque collés, leurs souffles s’entremêlant dans l'air frais de la nuit. Elle sentit son cœur battre plus fort, comme s’il était prêt à s’élancer vers l’inconnu. Saisie par l'élan de l'instant, elle se pencha en avant et posa ses lèvres sur les siennes, dans un baiser doux et hésitant, comme si chacun craignait de briser la magie de cet instant.
Mais le baiser s'approfondit, se chargeant d'une intensité nouvelle, presque insatiable, et leurs corps se rapprochèrent, comme attirés par une gravité invisible. Ils entrèrent dans l'appartement, leurs gestes se faisant plus pressants, plus audacieux. Dans la pénombre de la pièce, Jad passa ses bras autour de sa taille, l'attirant contre lui, tandis que ses mains glissaient doucement le long de son dos, découvrant chaque courbe avec un désir mêlé de tendresse.
Nour se laissa aller contre lui, ses mains parcourant ses épaules, effleurant sa nuque, appréciant la force et la chaleur rassurante de son corps contre le sien. Dans cette étreinte, elle sentait une envie intense et réciproque, mais aussi une douceur inattendue, comme si chacun prenait soin de l'autre, comme si leur rencontre n'était pas seulement une échappatoire mais un moment précieux, fragile.
Ils avancèrent jusqu'à la chambre, leurs vêtements s'éparpillant au fur et à mesure, abandonnant chaque couche avec un mélange d'empressement et de délicatesse. Lorsqu'ils se retrouvèrent enfin peau contre peau, dans cette intimité nouvelle, ils se contemplèrent un instant, silencieux, avant de se fondre I'un dans l'autre, leurs corps guidés par un désir profond, presque nécessaire.
Sous les draps, leurs mouvements étaient lents, presque timides au départ, chacun cherchant à comprendre le rythme de l'autre. Jad caressa son visage, ses lèvres effleurant chaque partie de son corps comme pour graver en lui la mémoire de cette nuit. Nour se laissait emporter, répondant à ses gestes avec une intensité égale, leurs souffles entrecoupés s'harmonisant dans une danse intime et puissante. lls se découvrirent, leurs gestes passant de la tendresse à la passion, s'abandonnant totalement I'un à l'autre, leurs mains s'agrippant, leurs corps s'enroulant l'un autour de l'autre dans une union profonde et complice.
La nuit fut une succession de caresses et de murmures échangés, leurs corps se rejoignant et se séparant, chacun trouvant dans l'autre une consolation silencieuse à ses blessures. Dans les bras l'un de l'autre, ils trouvèrent une paix inattendue, un répit, comme si le monde entier n'existait plus qu'à travers leurs souffles et leurs regards.
Quand enfin ils s'endormirent, bercés par la brise qui entrait doucement de la terrasse, leurs corps reposaient dans une quiétude partagée, laissant Beyrouth, la mer et les étoiles être les seuls témoins de leur nuit.
Le matin arriva doucement, avec la lumière dorée du soleil qui inondait l’appartement. Jad émergea du sommeil, ses souvenirs de la nuit encore embués par l’alcool et l'intensité de leurs échanges. Il tourna la tête, cherchant instinctivement Nour à ses côtés, mais elle était partie.
La terrasse offrait toujours cette vue splendide sur la mer, mais elle semblait étrangement vide sans elle. Un vague parfum flottait encore dans l'air, rappelant sa présence, mais aucun mot, aucun signe, ne restait d’elle. Juste un silence apaisant mais chargé de mystère, comme si elle s’était effacée en emportant une partie de la nuit avec elle.
Le lendemain soir, attirée par un désir inexplicable de prolonger ce moment suspendu, Nour se retrouva de nouveau devant les portes du Biryt. La lumière tamisée du bar et le brouhaha familier des conversations se mêlant aux notes de musique éveillaient en elle des souvenirs intenses de la veille. Elle hésita un instant, le cœur battant, avant de pousser la porte.
En entrant, elle parcourut la salle du regard, cherchant à croiser à nouveau ce regard qu'elle n’avait pu chasser de son esprit. Son cœur accéléra alors qu’elle réalisait que cet homme avec qui elle avait partagé bien plus qu'une simple nuit n'était nulle part en vue. Elle resta un moment là, immobile, plongée dans ses pensées et l’ambiance du bar, essayant de comprendre le sentiment étrange qui s’emparait d’elle.
Nour comprit alors qu'elle n'était pas simplement attirée par une rencontre ou une aventure de passage, mais par cette sensation qu'il avait laissée en elle, comme une empreinte indélébile. Elle sourit tristement, se demandant si le destin leur réserverait une nouvelle rencontre, si leurs chemins se croiseraient à nouveau sous les étoiles de Beyrouth.
Puis, avec un soupir résolu, elle fit demi-tour et disparut dans la nuit chaude et vibrante de Mar Mikhaël, emportant avec elle le souvenir de ce moment éphémère, à la fois intense et insaisissable.