Les jours s’enchaînaient chez Khoury Consulting, rythmés par des réunions, des appels clients et des heures de travail intense. Ni Jad ni Nour ne laissaient transparaître la moindre trace de leur passé commun, chacun s’efforçant de jouer son rôle avec professionnalisme.
Cette semaine-là, l’entreprise s’était entièrement concentrée sur un gros prospect, un client potentiel qui promettait de faire franchir un cap à Khoury Consulting. Chacun y mettait du sien : Carla supervisait les préparatifs RH, Georges affinait les aspects techniques, et Nour, bien qu’ayant rejoint l’entreprise depuis à peine un mois, s’illustrait par son sérieux et sa créativité.
Vendredi après-midi, la nouvelle tomba : le prospect avait répondu positivement. C’était une victoire inespérée et, en un instant, l’open space s’emplit d’acclamations et de félicitations. Nour, encore nouvelle dans l’équipe, sentit l’excitation l’envahir, partageant cette joie collective avec ses collègues.
Carla ne perdit pas de temps et lança joyeusement :
— « Bon, cette victoire mérite d’être fêtée comme il se doit ! Rendez-vous ce soir au pub Mazout ! C’est moi qui invite ! »
Un murmure d’enthousiasme traversa l’équipe. Chacun se projetait déjà dans cette soirée de célébration, et même Jad esquissa un sourire satisfait.
La perspective d'une soirée au pub créait une atmosphère légère, mais au fond de l'esprit de Nour, une petite voix murmurait des avertissements. Elle savait qu'elle devait rester prudente, surtout avec Jad. La chaleur des rires et des discussions l'entraînait, mais elle gardait en tête qu'elle ne souhaitait pas mêler sa vie personnelle à sa vie professionnelle, surtout pas avec son patron.
Nour était une personne à la personnalité éclatante. Joyeuse, pleine d’humour et capable de faire rire n’importe qui, elle savait aussi se montrer sérieuse et concentrée quand il le fallait. Elle formait un duo redoutable avec Sami, son collègue et bras droit. Toujours calme et réfléchi, Sami complétait parfaitement l'énergie débordante de Nour. Leur complicité, forgée au fil des semaines, était palpable. Tous deux partageaient un caractère similaire, ce qui les rendait inséparables, et leur entente ne manquait pas de perturber Jad.
Le reste de la journée s'écoula dans une routine frénétique, mais Nour ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui l’attendait. L’angoisse et l’excitation se mêlaient en elle, créant une tension palpable. Elle avait hâte de s’amuser, mais la perspective de devoir faire face à Jad, de voir son sourire et de sentir sa présence, l'angoissait.
Le pub Mazout, avec son ambiance chaleureuse et ses lumières tamisées, était le lieu idéal pour célébrer. À l’arrivée, l'équipe était déjà réunie autour d'une grande table, les rires et les verres levés créant une atmosphère de camaraderie. Carla avait commandé des mezzés et des boissons, et l'odeur de la nourriture flottait dans l'air, réchauffant les cœurs.
Nour s'assit à côté de Georges, prenant soin d’éviter le regard de Jad, qui était assis à l'autre bout de la table. La conversation allait bon train, des histoires de bureaux aux blagues légères, mais elle sentait son attention se diriger vers lui, malgré elle. Ses rires résonnaient dans son esprit, lui rappelant des souvenirs qu'elle avait essayé d'enterrer.
Sa proximité avec Sami était encore plus frappante ce soir-là. Ils riaient, partageaient des histoires et semblaient être dans un monde à part, ce qui ne manqua pas de rendre Jad mal à l'aise. La façon dont Nour se décontractait avec Sami, riant aux éclats et partageant des anecdotes, lui rappelait qu'elle était plus qu'une ancienne amante ; elle était une femme mariée, mère d'une petite fille, et pourtant si proche d'un autre homme. Jad ne savait pas quoi penser de cette nouvelle dynamique, ni comment gérer ses propres sentiments.
— « Alors, Nour, raconte-nous comment tu as fait pour décrocher ce client ! » s'exclama Carla, lui lançant un sourire complice.
Nour se redressa, consciente de tous les regards tournés vers elle. Elle commença à expliquer sa stratégie, mais chaque mot qu'elle prononçait lui semblait être une danse délicate sur un fil tendu. Jad l'écoutait avec attention, ses yeux perçants ne la lâchant pas, ce qui ne faisait qu'accroître son malaise.
Alors qu'elle parlait, la tension entre eux était palpable, comme si un invisible fil les reliait, tissant une toile d'émotions qu'aucun d'eux n'osait briser. Nour se força à ignorer cette sensation, se concentrant sur ses collègues, mais au fond, elle savait que la soirée ne serait pas aussi simple qu'elle l'espérait.
La musique du pub battait son plein, les éclats de rire résonnaient, mais pour Nour et Jad, le temps semblait s'être arrêté. Chacun de leurs mouvements était chargé d'une signification, d'une histoire que seuls eux comprenaient. La soirée promettait d'être festive, mais une ombre planait sur leur joie, une menace silencieuse de ce qui pourrait encore survenir entre eux.
Au cours de la soirée, alors que Carla proposait de prendre des shots, Jad se leva soudainement, un sourire en coin sur les lèvres.
— « Que diriez-vous d’un verre de whiskey pour célébrer cette victoire ? » proposa-t-il, son regard se posant intentionnellement sur Nour.
Elle sentit une vague de tension monter en elle, comme si ce simple mot réveillait leurs souvenirs communs. Mais elle se reprit rapidement, souriant légèrement pour cacher son malaise.
— « Sans façon, merci, » répondit-elle avec désinvolture. « Je n’aime pas le whiskey. »
Un éclat d’étonnement passa dans le regard de Jad, comme s’il ne s’attendait pas à ce refus. Il haussa un sourcil, intrigué.
— « Vraiment ? » murmura-t-il, un brin déstabilisé, comme si quelque chose dans sa mémoire ne correspondait pas.
— « Oui, vraiment, » répliqua Nour en détournant légèrement le regard, décidée à ne pas laisser leurs souvenirs troubler la soirée.
Elle se concentra alors sur ses autres collègues, engageant la conversation avec Sami, espérant dissiper l’attention de Jad. Mais elle pouvait sentir son regard posé sur elle, comme s’il cherchait à comprendre, à lire entre les lignes.
La tension dans l'air s'épaississait, et Nour sentit un frisson la parcourir. Peut-être que, malgré son attitude indifférente, il n’avait pas complètement oublié cette nuit-là.
Leurs regards s’accrochèrent à nouveau, et dans cet instant suspendu, Nour comprit qu’il savait. Le silence lourd entre eux parlait plus que tous les mots qu’ils auraient pu échanger. Elle s'interrogea sur ce qu'il pensait, ce qu'il ressentait, et si cette soirée marquerait le début d'une nouvelle dynamique entre eux.
Jad brisa le contact visuel, mais pas avant que Nour ne puisse voir une lueur d'intensité dans ses yeux, une promesse de secrets et de souvenirs inavoués. La soirée ne serait décidément pas simple, et elle pressentait que le passé n'avait pas dit son dernier mot.
La soirée s'éternisait et l'ambiance était festive au pub Mazout. Les rires et les cliquetis de verres résonnaient, mais un sentiment d'inquiétude planait sur Nour. Alors qu'elle s'apprêtait à rentrer, elle se souvint que sa voiture était au garage ce jour-là. Elle avait prévu de prendre un taxi, mais Jad, ayant remarqué son hésitation, insista pour la déposer chez elle.
— « Allez, Nour, je suis le seul sobre ici, et je ne vais pas te laisser rentrer seule, » affirma-t-il, sa voix dégageant une autorité douce.
Nour était réticente au début, mais les encouragements de Carla et Georges la persuadèrent finalement d'accepter. L'idée de passer du temps seule avec Jad la mettait mal à l'aise, mais elle ne pouvait décemment pas refuser son offre.
Dans la voiture, un silence pesant s'installa entre eux. Jad alluma la radio, et une mélodie familière, évoquant leurs souvenirs au Byrit, flottait dans l’air. Nour se perdit dans ses pensées, chaque note lui rappelant la nuit où tout avait basculé. Elle observait distraitement les lumières de Beyrouth défiler par la fenêtre, tentant de mettre de la distance entre elle et cette ambiance troublante.
Arrivés en bas de chez elle, Nour se tourna vers Jad avec un sourire fatigué.
— « Merci pour le trajet, Jad, » dit-elle, essayant de garder une distance polie. Elle attrapa la poignée pour sortir.
Mais avant qu’elle ne puisse ouvrir la portière, Jad posa sa main sur celle-ci et la referma doucement, sa main empêchant tout mouvement. La proximité, son regard, et son parfum firent battre son cœur plus fort malgré elle.
— « Mais… qu’est-ce que tu fais ? » murmura-t-elle, surprise.
— « Je veux te parler, » dit-il, son regard ancré dans le sien.
— « S’il te plaît, Jad, il est tard, et je suis vraiment fatiguée. »
Il hésita une seconde, cherchant ses mots, puis plongea dans le sujet.
— « Je veux juste comprendre... pourquoi ? »
Il laissa un silence, comme pour lui donner le temps de répondre, puis reprit :
— « Pourquoi tu es partie, Nour ? »
Elle sentit la question frapper un point sensible, réveillant les souvenirs qu’elle avait tenté d’enterrer.
— « Je n’ai rien à dire, » répondit-elle, en essayant de rester calme. « Tu es mon patron, et je veux que notre relation reste professionnelle. »
Un sourire, à peine perceptible, étira ses lèvres, mais c’était un sourire sans chaleur.
— « Mon patron ? Lors de notre soirée, Nour, je ne l’étais pas, » rétorqua-t-il d’un ton plus bas et intense. « Et pourtant… tu es quand même partie. »
Les mots firent frissonner Nour, mais elle resta silencieuse un moment, cherchant à garder le contrôle.
— « Arrêtons là, s’il te plaît, » dit-elle finalement, l’angoisse et la tension dans sa voix.
Il la fixa, comme s’il pesait ses mots, mais son regard ne faiblit pas.
— « Nour… je veux juste comprendre, » insista-t-il, d’un ton presque suppliant, sa voix devenant plus douce. « Pourquoi tu es partie sans rien dire ? »
Elle détourna le regard, sa voix tremblante lorsqu’elle répondit.
— « Il n’y a rien à dire. Ce qui s’est passé… » Elle prit une inspiration, sa décision ferme. « Je ne veux pas compliquer les choses. »
— « Est-ce parce que… tu as un enfant ? » continua-t-il, cherchant à comprendre. « Tu es mariée ? »
Elle leva les yeux, une lueur de défi dans son regard.
— « J’ai un enfant, oui, mais je suis divorcée. Ça ne m’interdit pas de sortir, » répondit-elle, d’un ton sec.
Jad inspira, ses paroles adoucies par une pointe de regret.
— « Je suis désolé… je ne voulais pas dire ça comme ça. »
Nour secoua la tête, coupant court à la discussion.
— « Jad, laisse-moi partir. »
— « Non, Nour, je ne veux pas laisser tomber. »
Elle le fixa, le cœur serré.
— « Tu es mon patron, » dit-elle une dernière fois, comme une barrière qu’elle dressait entre eux.
Mais leur regard resta accroché quelques secondes de plus, un moment où toutes les émotions, les regrets et les non-dits semblaient s’entremêler. Finalement, elle déverrouilla la portière, se libéra doucement de son emprise, et descendit de la voiture sans un mot, laissant Jad seul, sa question suspendue dans le silence.
Une vague d'émotions l'envahit alors qu'elle marchait vers son immeuble. Les mots de Jad résonnaient encore dans sa tête, mais elle savait qu'il ne fallait pas qu'elle s'attarde sur ce qu'elle venait de vivre. Le chemin qu'elle avait choisi était celui de la prudence, et elle devait s'y tenir, peu importe la complexité de ses sentiments pour lui.