La Namliyé, le Meuble aux Trésors Oubliés
Là où nos parents cachaient les douceurs qui faisaient briller nos yeux et éveillaient nos rêves d’enfants
Il y avait, dans un coin discret de la maison, un meuble mystérieux. Un buffet en bois massif, à l’odeur légèrement sucrée, que l’on appelait "namliyé". Ce mot, aujourd’hui presque oublié, trouve son origine dans l’arabe, dérivé de "namel" signifiant fourmi. Car autrefois, avant que les cuisines modernes n’envahissent nos foyers, la "namliyé" était là pour protéger les précieuses denrées des insectes et des regards trop gourmands.
Elle trônait souvent dans un coin de la salle à manger ou de la cuisine, son bois poli par les années, ses portes en treillis métallique ou en verre dépoli laissant deviner ce qu’elle renfermait. Mais elle restait interdite aux petites mains impatientes. Seule ma mère en détenait la clé, ou plutôt l’autorité de l’ouvrir, et quand elle le faisait, c’était un spectacle hypnotisant : un battement de porte, une lumière dorée, et soudain, l’apparition de trésors cachés.
À l’intérieur, bien rangés sur les étagères, se trouvaient les chocolats Unica aux emballages brillants, les biscuits Dabké soigneusement empilés, les Tarboush recouverts de leur fine couche de chocolat croquant. Il y avait aussi des pots de confiture maison, des amandes sucrées, des douceurs réservées aux grandes occasions ou aux visites impromptues. Chez nous, on ne disait pas "friandises" ou "gourmandises", on parlait simplement des bonnes choses (Chi tayyib), celles que l’on attendait avec impatience, celles qui faisaient briller les yeux des enfants.
L'attente rendait tout plus précieux. Ce qui était caché devenait magique, et ce que l’on ne pouvait pas avoir tout de suite restait gravé dans nos rêves d’enfant. Je me souviens de ces instants volés, où, le cœur battant, j’espérais que ma mère, dans un élan de tendresse, me glisserait un chocolat dans la main.
Mais un jour, sans prévenir, la "namliyé" a disparu. Pas seulement chez nous, mais dans toutes les maisons. Remplacée par des placards sans âme, des tiroirs trop accessibles, des étagères trop pleines. On n’avait plus besoin d’attendre, plus besoin d’espérer. Les douceurs étaient là, à portée de main, mais elles n’avaient plus la même saveur. Le mystère s'était envolé.
Aujourd’hui encore, quand je ferme les yeux, je la revois. J’entends le bruit de sa porte qui grince légèrement, je sens l’odeur sucrée qui s’en échappe, je revois l’éclat doré des chocolats alignés comme des joyaux. Mais quand je tends la main, je ne touche que le vide. La "namliyé" appartient désormais aux souvenirs, à ces choses précieuses que l’on ne peut plus toucher, mais dont le goût ne s’efface jamais.
Chez nous à Jouniéh, quand j'était petit, c'était "khzéénét l mouné" qui faisait office de namliyyé. Cette part de mystère que tu évoques, et qui a un effet magique sur le goût des friandises rangées à l'intérieur, je ne m'en souviens que trop bien :)